Une véritable machine à remonter le temps. Franchir le seuil de cet hôtel particulier de la rue du Cardinal Mercier à Paris (9e arrondissement), c’est se retrouver instantanément dans l’ambiance d’un cabinet de curiosités de la fin du 19e siècle. Le bâtiment tout entier, est un hôtel particulier qu’avait fait bâtir la chanteuse d’opérette Anna Judic, l’une des figures de la Belle Époque comme en attestent les nombreux portraits d’elle réalisés par le célèbre photographe Nadar. La cantatrice, qui vivait très bien de son art (son plus grand succès, «Mam’zelle Nitouche» lui aurait rapporté 1 million de francs en un an) avait souhaité s’installer dans ce quartier parisien de la Nouvelle Athènes où il fallait se montrer à l’époque et a fait construire son hôtel particulier en 1883.

Anna Judic, immortalisée par Nadar en 1875. Crédit Photo : Atelier Nadar / BNF

Elle a conçu son intérieur comme un cabinet de curiosités, véritable vitrine de ses goûts éclectiques avec des références appuyées à l’art néogothique. C’est là qu’elle a vécu avec Albert Millaud, une plume du Figaro qui a écrit bon nombre des livrets de ses opérettes et pour lequel elle a quitté son mari. La notion de séjour cathédrale prend ici tout son sens avec près de 8 mètres de hauteur sous plafond et un immense vitrail inspiré de Tiepolo donnant sur une petite impasse. On accède au niveau supérieur par un magnifique escalier en bois et l’on imagine très bien la cantatrice lancer quelques airs à ses invités depuis cet escalier ou depuis le balcon s’ouvrant depuis la chambre vers le séjour.

Avec sa cape et son tricorne

Albert Millaud, journaliste au Figaro, a écrit la plupart des opérettes d’Anna Judic avant de l’épouser. Crédit Photo : www.bridgemanimages.com/Bridgeman Images

Après diverses ventes et péripéties, l’hôtel particulier a été divisé en plusieurs lots après la Seconde guerre mondiale mais celui de 154 m² qui est actuellement commercialisé par le réseau John Taylor (racheté par le groupe Artcurial dont le groupe Dassault est l’actionnaire majoritaire) correspond véritablement à la quintessence du lieu, l’endroit ou Anna Judic se mettait en scène. Proposé à la vente pour 5,2 millions d’euros, l’endroit a jusque-là séduit des amoureux de la fin du 19e siècle. C’était le cas de Klaus-Otto Preis, un styliste allemand qui fait toute sa carrière dans la maison de haute couture Nina Ricci. Ce collectionneur d’art tombe amoureux de cet «Hôtel Judic» qu’il acquiert au milieu des années 70. Il fera de sa restauration et de son ameublement l’œuvre de sa vie, l’endroit où il expose ses œuvres favorites, avant de parvenir à faire classer au titre des Monuments historiques l’immeuble tout entier puis l’appartement qu’il occupe. C’est notamment à lui que l’on doit le velours rouge de certains murs ou le papier peint façon cuir de Cordoue sur d’autres. On reconnaît d’ailleurs ses initiales K. O. P. dans la niche abritant un trône.

Les propriétaires actuels qui ont vécu ici «vingt très belles années» souhaitent vendre pour se lancer dans un nouveau projet immobilier. Ils étaient eux aussi tombés sous le charme après une rencontre avec Klaus-Otto Preis. Ce couple d’antiquaires installés aux Puces de Saint-Ouen découvre cet incroyable décor en livrant sur place une petite statue de bronze avant de se lier d’amitié avec le maître des lieux. La passion de l’art et des objets du 19e siècle les réunit et nourrit leurs échanges pendant des années. Ils apprécient par ailleurs ce personnage fantasque «qui vous recevait vêtu de sa cape et avec son tricorne». Après son décès en 2003, ce sont eux qui rachètent l’appartement mais aussi bon nombre de meubles et œuvres d’art, dont la statuette qui les avait réunis.

Pas consensuel

En l’état, cet appartement apparaît comme un véritable musée avec son lot de meubles, peintures, sculptures, horloges… De l’entrée façon boudoir au salon d’apparat en passant par la salle à manger, les deux chambres à l’étage avec un petit bureau, pas un espace n’a été oublié. Certains de ces éléments sont classés comme la cheminée monumentale, le lustre, la potence de la salle à manger ou encore un meuble néogothique d’origine commandé par Anna Judic. Tout le reste constitue la collection personnelle des propriétaires qui aimaient vivre dans ce décor mais qui utilisaient aussi les lieux comme un showroom où ils recevaient clients et amis et où quasiment tout est à vendre, à de très rares exceptions près.

Faut-il donc absolument être un amateur épris de l’art du 19e siècle pour apprécier ces lieux, à mille lieues de la «dépersonnalisation» chère aux adeptes du home staging? «Ce n’est pas vraiment nécessaire, estime la propriétaire. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut se faire la vie qui va avec ce genre de lieu, il faut pouvoir se fondre dans ce décor.» Après avoir vécu pendant des années dans la grande couronne parisienne dans une vaste maison avec jardin et des enfants qui avaient grandi, elle était prête pour cette vie parisienne avec un appartement qui n’est pas vraiment optimisé pour la vie de famille. «Le panel d’acheteurs est sans doute plus restreint pour ce type de lieu extrêmement marqué esthétiquement et historiquement par rapport à un appartement haussmannien avec des murs blancs très consensuel, reconnaît pour sa part Geoffrey Benoît en charge de la commercialisation de ce bien pour John Taylor. Cela peut rendre la vente plus longue mais c’est aussi ce qui fait la force de ce lieu. Pour les gens qui y sont sensibles, il peut créer un coup de cœur d’autant plus puissant.»

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