Une véritable machine à remonter le temps. Franchir le seuil de cet hôtel particulier de la rue du Cardinal Mercier à Paris (9e arrondissement), câest se retrouver instantanément dans lâambiance dâun cabinet de curiosités de la fin du 19e siècle. Le bâtiment tout entier, est un hôtel particulier quâavait fait bâtir la chanteuse dâopérette Anna Judic, lâune des figures de la Belle Ãpoque comme en attestent les nombreux portraits dâelle réalisés par le célèbre photographe Nadar. La cantatrice, qui vivait très bien de son art (son plus grand succès, «Mamâzelle Nitouche» lui aurait rapporté 1 million de francs en un an) avait souhaité sâinstaller dans ce quartier parisien de la Nouvelle Athènes où il fallait se montrer à lâépoque et a fait construire son hôtel particulier en 1883.
Elle a conçu son intérieur comme un cabinet de curiosités, véritable vitrine de ses goûts éclectiques avec des références appuyées à lâart néogothique. Câest là quâelle a vécu avec Albert Millaud, une plume du Figaro qui a écrit bon nombre des livrets de ses opérettes et pour lequel elle a quitté son mari. La notion de séjour cathédrale prend ici tout son sens avec près de 8 mètres de hauteur sous plafond et un immense vitrail inspiré de Tiepolo donnant sur une petite impasse. On accède au niveau supérieur par un magnifique escalier en bois et lâon imagine très bien la cantatrice lancer quelques airs à ses invités depuis cet escalier ou depuis le balcon sâouvrant depuis la chambre vers le séjour.
Avec sa cape et son tricorne
Après diverses ventes et péripéties, lâhôtel particulier a été divisé en plusieurs lots après la Seconde guerre mondiale mais celui de 154 m² qui est actuellement commercialisé par le réseau John Taylor (racheté par le groupe Artcurial dont le groupe Dassault est lâactionnaire majoritaire) correspond véritablement à la quintessence du lieu, lâendroit ou Anna Judic se mettait en scène. Proposé à la vente pour 5,2 millions dâeuros, lâendroit a jusque-là séduit des amoureux de la fin du 19e siècle. Câétait le cas de Klaus-Otto Preis, un styliste allemand qui fait toute sa carrière dans la maison de haute couture Nina Ricci. Ce collectionneur dâart tombe amoureux de cet «Hôtel Judic» quâil acquiert au milieu des années 70. Il fera de sa restauration et de son ameublement lâÅuvre de sa vie, lâendroit où il expose ses Åuvres favorites, avant de parvenir à faire classer au titre des Monuments historiques lâimmeuble tout entier puis lâappartement quâil occupe. Câest notamment à lui que lâon doit le velours rouge de certains murs ou le papier peint façon cuir de Cordoue sur dâautres. On reconnaît dâailleurs ses initiales K. O. P. dans la niche abritant un trône.
Les propriétaires actuels qui ont vécu ici «vingt très belles années» souhaitent vendre pour se lancer dans un nouveau projet immobilier. Ils étaient eux aussi tombés sous le charme après une rencontre avec Klaus-Otto Preis. Ce couple dâantiquaires installés aux Puces de Saint-Ouen découvre cet incroyable décor en livrant sur place une petite statue de bronze avant de se lier dâamitié avec le maître des lieux. La passion de lâart et des objets du 19e siècle les réunit et nourrit leurs échanges pendant des années. Ils apprécient par ailleurs ce personnage fantasque «qui vous recevait vêtu de sa cape et avec son tricorne». Après son décès en 2003, ce sont eux qui rachètent lâappartement mais aussi bon nombre de meubles et Åuvres dâart, dont la statuette qui les avait réunis.
Pas consensuel
En lâétat, cet appartement apparaît comme un véritable musée avec son lot de meubles, peintures, sculptures, horloges… De lâentrée façon boudoir au salon dâapparat en passant par la salle à manger, les deux chambres à lâétage avec un petit bureau, pas un espace nâa été oublié. Certains de ces éléments sont classés comme la cheminée monumentale, le lustre, la potence de la salle à manger ou encore un meuble néogothique dâorigine commandé par Anna Judic. Tout le reste constitue la collection personnelle des propriétaires qui aimaient vivre dans ce décor mais qui utilisaient aussi les lieux comme un showroom où ils recevaient clients et amis et où quasiment tout est à vendre, à de très rares exceptions près.
Faut-il donc absolument être un amateur épris de lâart du 19e siècle pour apprécier ces lieux, à mille lieues de la «dépersonnalisation» chère aux adeptes du home staging? «Ce nâest pas vraiment nécessaire, estime la propriétaire. Ce qui est sûr, câest quâil faut se faire la vie qui va avec ce genre de lieu, il faut pouvoir se fondre dans ce décor.» Après avoir vécu pendant des années dans la grande couronne parisienne dans une vaste maison avec jardin et des enfants qui avaient grandi, elle était prête pour cette vie parisienne avec un appartement qui nâest pas vraiment optimisé pour la vie de famille. «Le panel dâacheteurs est sans doute plus restreint pour ce type de lieu extrêmement marqué esthétiquement et historiquement par rapport à un appartement haussmannien avec des murs blancs très consensuel, reconnaît pour sa part Geoffrey Benoît en charge de la commercialisation de ce bien pour John Taylor. Cela peut rendre la vente plus longue mais câest aussi ce qui fait la force de ce lieu. Pour les gens qui y sont sensibles, il peut créer un coup de cÅur dâautant plus puissant.»