Même si l’Allemagne est un pays particulièrement important dans le domaine de l’art contemporain, grâce à ses artistes d’abord mais aussi grâce à ses collectionneurs et ses marchands, elle n’offre pas une foire d’art influente au niveau international. En revanche, une fois par an, à Berlin, depuis vingt ans, est organisée une opération qui a par la suite fait école ailleurs : le Gallery Weekend. Cinquante-cinq galeries de la capitale allemande se fédèrent pour constituer un immense circuit de visites qui attire des conservateurs de musées et des amateurs d’art actuel du monde entier.
Inutile de dire que la programmation est préparée longtemps à l’avance. Cette année, du 25 au 28 avril, on y constatait, comme de manière générale dans les expositions de galeries, une recrudescence d’offre de peintures, et plus précisément de peintures figuratives. Pendant longtemps, l’abstraction mais aussi les installations et l’art purement conceptuel ont tenu le haut du pavé. Le marchand aujourd’hui installé, entre autres, à Berlin Michael Werner a toujours résisté face à cette vague, en proposant depuis les années 1960 des tableaux le plus souvent figuratifs. En 2012, il a d’ailleurs fait don de 127 oeuvres au musée d’Art moderne de Paris. La collection offerte reflète bien ses centres d’intérêt.
A l’occasion du Gallery Weekend, il a inauguré une importante exposition composée de 24 oeuvres d’un artiste moderne qui a une influence fondamentale dans la période contemporaine : Francis Picabia (1879-1953). « C’est un peintre qui continua la tradition de la peinture alors que le modernisme avait tenté de la tuer. J’ai acheté mon premier Picabia à la fin des années 1970. L’artiste n’a aucune illusion sur le monde et il le peint. Son travail joue sans cesse sur l’ambiguïté, et c’est cela qui m’intéresse. Dans l’exposition, mon tableau préféré, peint vers 1937, est ‘Toréador’. Malgré le titre, il s’agit de toute évidence d’une femme. Je pense que Picabia manquait de confiance en lui mais qu’il était très aventureux. »
120.000 euros pour les tableaux « de poche »
Dans l’exposition, les oeuvres sont à vendre entre 120.000 euros pour les « tableaux de poche », des tout petits formats, et jusqu’à 5 millions pour ceux de la période dite « des monstres », lorsqu’il représente ses personnages dédoublés, comme électrocutés ou pris par la foudre. Le plus déroutant et captivant à la fois chez cet artiste est qu’il produit une espèce de mauvaise peinture volontaire aux couleurs maronnasses ou aux traits grossiers, comme on en trouve désormais chez les artistes actuels.
L’importante rétrospective Picabia en 2016 à la Kunsthaus de Zurich et au Moma de New York insistait sur les fréquents changements de style du peintre. On parle d’une douzaine de périodes distinctes tout au long de sa longue carrière. « Toutes n’ont pas le même succès, mais toutes font l’objet de demandes », observe Olivier Camu, spécialiste du surréalisme chez Christie’s.
Ainsi, l’artiste s’est d’abord fait connaître par une verve impressionniste qui peut aujourd’hui nous paraître moins palpitante. En 1897, il découvre Sisley, une révélation ; puis en 1898, Pissarro ; et sa première exposition personnelle dans une galerie, en 1905, est un grand succès. Selon Artprice, les paysages de cette période, relativement conventionnels et ennuyeux, se sont vendus dans les dernières années autour de 50.000 euros.
L’inventeur de l’abstraction ?
En 1908, il rencontre Gabrielle Buffet, une véritable intellectuelle parisienne, qui deviendra sa femme. Picabia entame alors une intense phase de recherche picturale. Dans ce dessein, sa fortune personnelle lui laisse les coudées franches. Les spécialistes se battent sur le fait que Picabia serait (ou pas) l’un des inventeurs de l’abstraction en 1909. Sa rencontre en 1911 avec Marcel Duchamp est décisive dans son affranchissement vis-à-vis, non seulement de l’académisme, mais aussi du « bon goût » des avant-gardes.
Le catalogue de l’exposition de Michael Werner reprend un texte de feu le critique d’art américain Dave Hickey titré : « Francis Picabia, sa légendaire illégitimité » dans lequel il explique : « Plus engagé à réaliser des oeuvres d’art qu’à construire une oeuvre ou une idéologie, Picabia a fait usage des styles comme un bébé de ses chaussures […]. Son oeuvre constitue la cache secrète dans laquelle les artistes contemporains se réfugient pour se sustenter. »
Le prix record pour une oeuvre de l’artiste – 9,10 millions d’euros – a été obtenu en 2022 pour ce qu’on appelle une « Transparence » de 1929. Dans ces tableaux, souvent sur carton, il juxtapose différentes images qui reflètent des idées confuses, emmêlées. Personnages, paysages, animaux, scènes mythologiques se confondent comme dans un rêve. Le musée Picasso consacre d’ailleurs en ce moment une salle entière à des transparences de Picabia qui ornaient l’appartement de son marchand de l’époque, Léonce Rosenberg.
Les transparences sont certainement les oeuvres les plus animées de l’esprit surréaliste chez Picabia. La France recèle encore des oeuvres du genre dans ses collections privées et, le 14 mars 2024 à Toulouse, une transparence de 1928 a été adjugée 525.000 euros.
Michael Werner propose pour 1,5 million d’euros « Briseis » une autre oeuvre de la même série, de la fin des années 1920. Elle représente une femme à genoux dont la tête est à la fois une tête de mort et un papillon. Sur son corps est posée une main tandis qu’une autre femme, sous la forme d’une apparition, la regarde. En 2019, Sotheby’s l’avait adjugée à New York pour 638.000 euros.
« La cote de Picabia a progressivement été revalorisée dans les dix dernières années », observe le consultant chez Sotheby’s Cyrille Cohen.
Cependant, les apparences sont trompeuses et comme l’observe le fameux marchand spécialiste du sujet Alain Tarica – connu pour avoir formé entre autres la collection de tableaux de Pierre Bergé et Yves Saint Laurent : « les périodes les plus recherchées sont les périodes abstraites et dada de Picabia, mais on n’en trouve jamais sur le marché. » Correspondant à cette époque, le tableau « Udnie », daté de 1913, figure une danseuse au mouvement décomposé en de multiples figures. Il a été adjugé en 1990 à Paris pour la somme, colossale à l’époque, de l’équivalent de 3,6 millions d’euros.
Après les transparences, Picabia, qui s’ennuie trop pour rester dans un style précis, développe une iconographie importante consacrée à des reproductions de magazines. Célébrités, femmes parisiennes, nus constituent son nouveau répertoire de peinture, y compris pendant la guerre. En mars 2022, une peinture des années 1940 d’une femme nue de dos qui pourrait être Greta Garbo a été adjugée pour le plus gros prix dans le genre : 3,3 millions d’euros. Cette verve-là est aussi la plus représentée dans l’exposition de Michael Werner.
Potentiel de progression
Si ce n’est la crise qui commence à faire sentir son impact dans le marché de l’art actuel, la cote de Francis Picabia bénéficie encore d’un potentiel de progression. Car, comme le note Olivier Camu : « Si la demande est substantielle de la part de l’Europe et des Etats-Unis, la Chine est encore peu présente sur ce marché. Prenez a contrario Magritte. Aujourd’hui, il est collectionné par le monde entier. Tout le monde le comprend. »
Résultat : contre vents et marées, le 7 mars dernier, une peinture tardive du surréaliste belge, représentant un sujet très commercial – un homme coiffé d’un chapeau melon dont le dos est barré d’une baguette de pain et d’un verre à pied – a été adjugée pour 39,3 millions d’euros. Francis Picabia, lui, est bien plus complexe et moins commercial dans ses peintures. Plus de soixante-dix ans après sa mort, sa cote s’en ressent toujours.
Jusqu’au 22 juin. michaelwerner.de
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